Ecrivain, installé à Genève. Président du Comité européen Jean-Jacques Rousseau. Ce Comité est patronné par la Commission nationale suisse de l'UNESCO.

La légende de Saint Georges

Préambule

Après le message de bienvenue que vient de nous adresser Monsieur Walter Gyger, ambassadeur de la Confédération suisse en Turquie, je me réjouis de vous adresser un accueil chaleureux de la part du Comité d’organisation et je suis très heureux de vous voir si nombreux à cette 2e Rencontre internationale à Istanbul. Sans l’appui des autorités turques et suisses, le programme que nous avons reçu mandat de préparer ne nous réunirait pas ici aujourd’hui, Je tiens, donc, officiellement, à déclarer l’ouverture de ce Colloque international et à vous conter, en préambule une légende qui pourrait se dérouler aussi bien à l’Orient qu’à l’Occident. Cette légende parle à chacun d’entre nous.

Puisque nous sommes ici pour inventer l’alphabet des jours qui sont devant nous, dans un cadre de recherche qui nous réunit durant quelques heures seulement, nous sommes grâce au thème choisi, les amis, sans exclusive de cet Orient et de cet Occident. À nous de faire se perpétuer l’enseignement de ces exposés qui se tiendront durant ces deux journées. Je vous remercie de votre présence et me réjouis d’écouter avec vous les contributions des conférenciers invités pour cette commémoration exceptionnelle.

Quiconque souhaite donner un sens à sa vie s’interroge également au moins une fois dans son existence, sur sa situation et l’époque au moment de sa naissance. Que signifie être né à tel endroit du monde et à tel moment de l’Histoire ?

Orlan Pamuk, Istanbul, souvenirs d’une ville Gallimard, 2007, p. 15.
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1. Un apprenti graveur écoute le curé de Confignon

Il y a 280 ans, soit le 18 mars 1728, Jean-Jacques Rousseau, âgé de 16 ans, frappe à la porte de la cure de Confignon, située à proximité de Genève. Bien que ce village se trouve à une faible distance de la ville, on sait qu’à cette époque, souvent l’habitant du village voisin reste un inconnu. Cette cure est desservie par le curé Benoît de Pontverre, âgé de 75 ans. Dans ce village, son ministère de 1693 à 1733, fut remarquable à plus d’un titre. Issu d’une ancienne famille relativement fortunée de Cruseilles, il assura l’embellissement de son église, souhaitant peut-être renforcer ainsi sa mission religieuse. Ses prérogatives ecclésiastiques, à l’époque s’étendaient aux villages d’Onex, de Lancy et de Carouge ; celles-ci le poussaient à lutter contre « l’hérésie protestante ».

Cette rencontre pourrait paraître sans importantce ; pourtant si nous examinons plus attentivement la manière qu’a ce curé de pratiquer son ministère ainsi que les questions qu’il pose à Jean-Jacques Rousseau, durant le repas qu’ils prennent en commun, (1) nous comprendrons, progressivement qu’il s’agit d’une rencontre décisive. En relisant l’histoire du village de Confignon, nous apprenons qu’en 1714, ce curé a pris un soin tout particulier à revêtir de médaillons les murs et le plafond de la chapelle des Seigneurs, construite antérieurement et accolée à l’Eglise. « Sans doute exécutées par un peintre italien, ces peintures ne s’imposent pas immédiatement au visiteur car le croisement des figures, des symboles et de très nombreux textes produit une impression de complexité. Cette œuvre n’était pas destinée aux habitants de Confignon, mais aux visiteurs étrangers rompus à la lecture des textes et plus spécialement aux protestants genevois. D’ailleurs, la renommée du commanditaire de la décoration, le curé de Pontverre, s’était bâtie sur une volonté tenace de reconquête des âmes égarées. » (2) Aujourd’hui encore, on peut admirer - les quatre évangélistes (3) [Matthieu et l’homme, Marc et le lion, Luc et le taureau, Jean et l’aigle], - un vitrail représentant Saint-Georges terrassant le dragon et la réconciliation de l’Eglise d’Orient orthodoxe et l’Eglise d’Occident catholique ainsi qu’un portrait peint à même le mur du cardinal Charles-Thomas Maillard de Tournon. (4) On trouve ces mêmes évangélistes sous la plume de Victor Hugo [Œuvres romanesques, dramatiques et poétiques - Les Sept Cordes] dans un poème écrit le 4 avril 1854 :

Sur des livres où rien n’était écrit encore,
Quatre hommes méditaient quand mourut l’homme-Dieu ;
Tournés au nord, au sud, au couchant, à l’aurore,
Ces hommes se nommaient Luc, Jean, Marc et Matthieu.
Pendant que sur leur noir registre
Tombait l’ombre du mont sinistre,
Et qu’ils rêvaient, battus des vents,
On vit, sur la croix qui nous navre,
Les clous de l’immense cadavre
Grandir et devenir vivants.
Le premier clou devint un aigle à forme étrange,
Le second fut un bœuf, le troisième un lion,
Le quatrième prit la figure d’un ange
Ayant l’éclair pour aile et pour œil le rayon ;
Puis, s’envolant du haut calvaire,
Ils quittèrent l’arbre sévère,
Ils quittèrent l’affreux chevet,
Et chacun, dans l’ombre où nous sommes,
À l’oreille de ces quatre hommes
Vint raconter ce qu’il savait.

2. Vainqueur grâce à son courage

Revenons sur la légende de Saint Georges. L’histoire nous apprend que Georges, chevalier renommé, arrive dans une ville qui, jour après jour, devait offrir au dragon des proies humaines. Fatale décision, à son arrivée, le sort tombe sur la fille du roi. Georges engage alors avec le dragon un combat acharné ; avec l’aide du Christ, il finit par triompher, la princesse est délivrée et, selon certaines versions - la Légende dorée, œuvre de Jacques de Voragine (1228-1298) - le dragon seulement blessé et transformée en chien fidèle, reste auprès de Georges. Opposé à un décret de Dioclétien - empereur romain de l’an 245 à l’an 313 - prononcé contre les chrétiens, Georges subit à son tour d’atroces tourments. Décapité, il est honoré le 23 avril, dès le Ve siècle. Saint Georges demeure symbole de courage et de ferveur apte à mener des actions généreuses. Personnifiant l’idéal chevaleresque, il est représenté à cheval, portant un écu et une bannière d’argent à la croix de gueules.

3. Isaac Rousseau observe la construction de l’Eglise de l’archange

À Constantinople, cité honorant le courage de Saint Georges, nous rencontrons Isaac Rousseau, père de Jean-Jacques, installé dans cette ville depuis 1705. En 1708, il habite depuis trois ans, à Péra, quartier des Européens. Il appartient à cette communauté genevoise, forte de 60 âmes, qui assure la promotion des « produits » de la Fabrique genevoise. Pour les uns, Isaac Rousseau occupe la fonction de restaurateur de pendules et de garant de l’heure exacte, pour les autres, d’horloger du sérail au service du sultan. (5) À cette époque, l’incendie qui ravage l’Eglise de l’Archange, située dans le quartier de Balat, provoque une immense émotion. Les communautés arméniennes et juives sont profondément affectées. Isaac Rousseau esprit curieux et recherchant le contact avec des artisans de tous pays, suit les travaux de la reconstruction de cette église. Il admire tout particulièrement le travail d’un ferronnier d’art chargé de sculpter sur la porte d’entrée, en relief, saint Georges. Ce saint, dit-on, posséderait le pouvoir de prévenir les incendies et de conjurer les flammes qui ont détruit ce lieu saint, à deux reprises déjà. Cette croyance prend ses racines dans l’admiration portée à saint Georges dans tout le Proche Orient à l’époque et notamment à Bodrum où il est fêté, chaque année, le 24 avril.

4. Isaac Rousseau se raconte

Dès 1711, installée à Genève, Isaac réintègre le foyer familial dans la Ville Haute ; sans doute dut-il garder de son séjour oriental un souvenir exceptionnel, l’amenant à se poser des questions sur lui-même « puisqu’on ne voyage pas pour se guérir de soi, mais pour s’aguerrir, se fortifier, se sentir et se savoir plus finement ». (6) Veuf de surcroît, depuis le 7 juillet 1712, quelques jours après la naissance de son second fils, ce père-horloger a certainement narré à son fils, entre autres récits, cette histoire qui l’avait tant frappé quelques années plus tôt ! Au 40, Grand-Rue situé en Vieille-Ville de Genève, Isaac et Jean-Jacques sentent confusément que leur proximité les empêche de se laisser entraîner dans le désespoir. L’amour de celle qui les laisse abattus les fera vivre ! Bientôt, ils seront eux-mêmes séparés ; Isaac Rousseau habitera Nyon et se remariera, Jean-Jacques Rousseau deviendra le héros nomade par excellence, le héros de la rupture. Mais pour l’instant, regarder et écouter son père lui raconter des histoires revenait pour Jean-Jacques « à entrevoir un coin de ciel bleu à travers les feuilles d’un arbre. » (7) En outre, tous les deux se fortifieront dans une « dimension décisionnelle de la croyance ». (8) A-t-on parlé de ce lien comme « un fil symbolique, comme un fil invisible un fil proche de la soie d’araignée ou du filament chatoyant qu’un escargot laisserait pendre en passant d’une feuille à une autre, voire dur et luisant peut-être et tendu comme une cordre de harpe ou un lacet. Ils étaient liés l’un à l’autre, liés et attachés. Ils éprouvaient des sentiments communs, souffrances, émotions, peurs. Ils avaient des pensées identique ». (9) Et probablement, que ce fils toujours fasciné par les récits de son père, a attribué un sens tout particulier à la légende de Saint Georges. Isaac a peut-être fait sien, cet art oriental du récit raconté en public, plaçant le spectateur sous l’emprise « d’un enchantement immense ». (10) Orhan Pamuk, souligne l’importance des récits relatifs à leur prime jeunesse que les parents racontent à leurs enfants. « Nos premières expériences de la vie nous sont en effet, plusieurs années, après, racontées par nos parents, et nous éprouvons un terrible contentement à les entendre narrer notre propre histoire : quand ils nous parlent de nos premiers mots, de nos premiers pas, on les écoute en ayant le sentiment qu’il s’agit de l’histoire d’une autre personne. Mais cette agréable impression qui rappelle le plaisir de se voir soi-même dans un songe vient également semer dans notre âme une habitude qui nous empoisonnera tout au long de la vie : celle de donner un sens à ce que nous vivons – même les joies les plus intenses – en fonction du regard des autres ». (11) On imagine Isaac Rousseau raconter son séjour et surtout insister sur mille et un détails : « à dire une fois, on vit deux fois, trois fois dire, c’est vivre quatre. Dans le narration, grâce à elle et par elle, la mémoire emprunte des trajets qui se figent et prennent une forme en passe de devenir indélébile. La plupart du temps, quand un voyage se formule pour la première fois dans une manière, on la voit étrangement réapparaître comme un guide, un ordre, une organisation rituelle. Par enchantement l’enchaînement persiste, malgré le temps qui passe. Au grand dam des auditeurs témoins de l’histoire racontée à plusieurs reprises, les mêmes mots, les mêmes tournures, les mêmes respirations, voire les mêmes traits d’esprit arrivent aux mêmes endroits. La musique, le rythme et la cadence dans lesquels le divers a pris forme se fossilisent au point de contraindre au fil conducteur, aux blocs de sens, aux agencements anecdotiques. Le récit se confond à l’histoire, il en épouse la trame et l’épaisseur, la forme conduit le fond ». (12) Le témoignage de Mme de Warens - jeune femme vaudoise convertie que Jean-Jacques Rousseau rencontrera à Annecy - nous aidera peut-être à mieux comprendre la tendance qu’il a de rester dans l’atmosphère des récits que son père lui a lu ou sa tendance à s’identifier aux héros des histoires entendues jusqu’au petit matin ! Françoise de Warens note chez Jean-Jacques, une sensibilité extrême largement tournée vers l’imagination, le rêve, l’inspiration et la méditation. Ne dit-elle pas en parlant de Jean-Jacques Rousseau :
« timide à l’excès auprès du sexe, la marche de son
intrigue s’arrangeait dans son imagination ; et suivant que sa cervelle
romanesque se montait, il se croyait heureux ou malheureux. Il avait
nombre de talents qui l’auraient rendu charmant dans la société : mais
comme la fable remplit de zéphyrs et de nymphes les promenades
champêtres, dans l’espoir d’y rencontrer quelque immortelle, il préférait
la solitude au plaisir réel de se rendre agréable par la musique qu’il
possédait assez bien. Quoique rempli de connaissances, il ne brillait pas
tant qu’un autre moins instruit que lui. Malgré qu’il fût plein de feu, il se
livrait peu dans la conversation : s’il voulait parler dans le tête à tête, il
était bientôt entraîné par ses enthousiastes rêveries, son imagination le
transportait dans des palais enchantés, et tout ce que les poètes ont dit de
l’île de Paphos, était bien au-dessous de ces charmantes erreurs ». (13)

5. Saint Georges, allié de sa destinée

À Confignon, au cœur de la campagne genevoise, le curé Benoît de Ponverre, à l’issue du repas, propose à Jean-Jacques Rousseau, charmé par son accueil, de se rendre dans la Chapelle des Seigneurs afin d’admirer ses peintures et ses vitraux ; ses commentaires rappellent à Jean-Jacques Rousseau les nuits passées à la Grand’Rue et à la rue de Coutance en compagnie de son père, Isaac si prompt à lui raconter divers épisodes de sa vie passée sur les rives du Bosphore. La vénération portée à saint Georges à Constantinople évoquée par Isaac Rousseau, entraîne son fils dans le labyrinthe de cette existence turque à Péra. Puis vient à sa mémoire, le temps passé à Bossey auprès du pasteur Lambercier, ministre protestant débonnaire et pédagogue persévérant que rien ne rebutait. Enfin, face à un curé spontanément enclin à prêcher la bonne parole, Jean-Jacques Rousseau admirateur devant tant de verve au service d’une conviction religieuse, prend conscience progressivement de l’existence d’une profonde vocation. Il aspire à donner à son cœur un destin au service d’une cause pour les hommes épris de liberté, comme saint Georges admiré pour son audace auprès d’une princesse sacrifiée, se lançant pour la sauver. Animé par une sollicitation paternelle «(…) mais, quant tu voyagerais autant que ton père, tu ne trouveras jamais leur pareil ». (14) Jean-Jacques Rousseau souhaite répondre à l’invitation d’un curé devenu médiateur entre un monde à fuir et un univers à conquérir. Il semble entendre un appel, une voix supérieure, un désir de voir au-delà des fortifications qui entourent bien souvent les villes au XVIIIe siècle. Jean-Jacques Rousseau vit intensément le souvenir de ce père aimé éprouvé par le sort et prend la mesure de la douleur paternelle ; peut-être souhaiterait-t-il, un jour « en faire quelques chose, un roman, un essai ou un engagement. Ce travail de représentation qui métamorphose le passé et nous rend maître de nos sentiments s’oppose au retour du passé qui ramènerait le tourment. Pour écrire le traumatisme sans faire revenir le passé il faut intégrer ce travail de mémoire dans un projet, dans une intention, une rêverie. (…) L’écriture résiliente consiste à renouer un lien avec un disparu et non pas à ruminer la souffrance passée ». (15) Nullement acquis à l’idée de devenir adepte des convictions religieuses de ce curé, convertisseur mais agréablement surpris lorsqu’il l’entend parler enfin d’un chemin à trouver et de personnes à rencontrer sur la voie de l’autonomie et de l’émancipation, Jean-Jacques Rousseau est rempli de respect ; une nouvelle langue, portée par une foi exigeante s’impose à lui, Il entend parler de réussite, quelqu’un a allumé en lui le tison de l’ambition (16). Une énergie transformatrice stimulant son ouverture d’esprit l’entoure pour la première fois peut-être ; cet adolescent solitaire ressent confuséement cet élan puissant qui le pousse à aller vers les autres.

6. Jean-Jacques Rousseau à l’ordre de son cœur

Désormais, les outils de l’apprenti graveur, abandonnés dans l’atelier de son maître d’apprentissage, deviennent des emblèmes destinés à forger une approche religieuse originale, une conscience faisant appel à des forces naturelles, un peu comme celles qui règlent la course des astres. Cette science apprise grâce aux explications que son père lui fournissait à l’aide de la sphère armillaire, On se souvient qu’il en est question, dans le 3e Livre d’Emile ou de l’éducation. Ses outils d’artisan graveur, notamment sa gouge prolonge la volonté d’acquérir de nouveaux talents, son burin devient le désir de mieux former sa réflexion, le ciseau sculpte l’envie de maîtriser la connaissance, chef-d’œuvre à construire tout au long des jours qui devant lui, lui appartiennent. Plus tard, en parlant du Vicaire savoyard, texte inséré dans l’Émile ou de l’Éducation, ne dit-il pas : « Le bon prêtre avait parlé avec véhémence ; il était ému, je l’étais aussi. (…) Je voyais des foules d’objections à lui faire : je n’en fis pas une, parce qu’elles étaient moins solides qu’embarrassantes, et que la persuasion était pour lui. A mesure qu’il me parlait selon sa conscience, la mienne semblait me confirmer ce qu’il m’avait dit ». (17) Jean-Jacques Rousseau entend ce que son cœur incline à penser. L’amour du vrai compte par-dessus tout. Son père habile horloger lui a-t-il expliqué le fonctionnement d’une montre ? Et si Dieu est le maître de toutes les œuvres pourrais-je le sentir en moi, se demandait-il ? Cette image du dragon terrassé par un soldat romain revenait à sa mémoire. Ce dragon serait-il cette ignorance qui peut conduire chacun de nous hors des sentiers de la bonté ! Qui était-il dès lors pour en prendre la mesure ? Entre un père, inépuisable conteur doublé d’un artisan complet créant des montres, mesure incomparable du temps et ce curé dévoué à sa paroisse, il sent son cœur porté par un souffle puissant attiré par le respect dû à l’autorité supérieure défiant les lois du hasard. Pour quelle raison la Nature ne serait-elle pas cette autorité bienfaisante, cette faculté d’aimer qui travaille à nous rendre meilleur ? Il sent se déposer cette aptitude comme une fine « poussière d’or au fond de sa mémoire ». (18) Jean-Jacques Rousseau ne peut résister à un appel venant de loin, un appel de la Nature ; il se dirigea vers une colline isolée, le ciel l’invitait au voyage, il résolut de suivre le chemin des vérités qu’enseigne la Nature, il en avait décidé ainsi. Sa foi deviendrait la loi du commencement d’un monde nouveau pour lui, la création d’une pensée alliée de la Nature, par un mouvement profond, il triompherait de cette tension le poussant à marcher à l’écart ignorant encore qu’un jour, il raconterait, un peu comme son père son exceptionnelle épopée à Constantinople, son histoire personnelle européenne ! Serait-il le seul, se disait-il à percevoir le chant des oiseaux dans la Nature, à l’aimer comme une promesse de paradis ? Il faudrait pour gagner son pari, s’éloigner des hommes pour mieux leur parler. Il s’assit, « les feuilles luisantes et douces buvaient la lumière, il y avait un pullulement d’ombres fines, le carré tout entier paraissait flotter légèrement au-dessus du sol ». (19) À l’Occident le jour déclinait, la nuit bienheureuse s’installait pour laisser l’Orient accomplir son œuvre, destinée offerte aux êtres qui ennoblissent leur cœur tel un cadran que parcourent les aiguilles du temps. Familier des horloges, il pensait pouvoir les arrêter mais plus souvent songeait à les mettre à l’heure du temps, un temps offert à son âme. « Les paysages étaient comme un archet qui jouait sur mon âme ». (20) Le temps d’écouter son âme, le temps d’écrire ce qu’elle lui dicterait commençait, le temps de vivre et d’écrire une musique, un rythme musical en lui débutait cette nuit-là ! Il devrait bien sûr apprendre à transcrire cette mélodie couleur pervenche et ce murmure des chants de son enfance, à décrire ces premières fleurs admirées dans le petit jardin genevois situé à Plainpalais et l’émotion qu’elles suscitent. Ce minuscule jardin ne serait-il une préfiguration du jardin dont parle Muriel Barbery, « Mme Grémont a passé son dimanche chez sa soeur qui a un petit jardin ouvrier à Suresnes, un des derniers, et elle a rapporté un bouquet des premières roses de la saison ; des roses jaunes, d’un beau jaune pâle du type primevère ». (21) Jean-Jacques Rousseau devra trouver pour écrire, ce langage créateur, une langue semblable à « une fontaine de village » (22), une langue destinée à se rémémorer son histoire ! Une langue comme une ébréchure durable. Cette nuit, il porte dans « un silence de paradis frais » (23) le désir de parler d’un monde éblouissant à contempler, l’avènement d’un monde destiné à unir les hommes et leur univers, hospitalier à leur avenir ! « Il entendit dans son âme l’écho d’une mélodie ancienne, venue d’un passé légendaire ». (24) En chaque homme sommeille peut-être « une communion oubliée avec le soleil et la terre » ? (25) Lorsque on a touché au bonheur, se dit-il à ce moment-là, « quand on a été foudroyé par lui, son parfum demeure en nous pour toujours ». (26)

« Tout, eau, air, feu, nuit, aube et couchant, le vent parce
qu’il a soufflé ou n’a pas soufflé ; un souvenir et un oubli,
une parole et un silence; un oiseau vers l’Orient,
un autre à l’Occident ». (27)

Rémy Hildebrand
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Références :
(1) Rémy Hildebrand, À la table du curé, Editions Transversales, 2008.
(2) Armand Brulhart, Confignon, Polytone, 2001, p. 65.
(3) La tradition iconographique religieuse représente à côté de chaque évangéliste
une image symbolique. Les statuettes appartiennent à la paroisse catholique de
Confignon, elles ont été restaurées en 1984.
(4) Cette chapelle a été restaurée grâce au soutien de la Confédération suisse et
de l’Etat de Genève en 1959.
(5) P. Dumont, Rémy Hildebrand, L’horloger du sérail, Maisonneuve et Larose, 2005.
(6) Michel Onfray, Théorie du voyage, Librairie Générale Française, 2007, p. 86.
(7) Tracy Chevalier, La Dame à la Licorne, Quai Voltaire, 2003, p. 208.
(8) J.– C. Guillebaud, Comment je suis redevenu chrétien, A. Michel, 2007, p. 173.
(9) John Banville, La mer, Robert Laffont, 2007, p. 81.
(10) Hermann Hesse, L’art de l’oisiveté, Calmann-Lévy, 2002, p. 21.
(11) Orhan Pamuk, Istanbul, souvenirs d’une ville, Gallimard, 2007, p. 17.
(12) Michel Onfray, Théorie du voyage, Librairie Générale Française, 2007, pp. 108-109.
(13) Mémoires de Madame de Warens, Leroy, Paris,1786, pp. 104.106.
(14) Jean-Jacques Rousseau, OC V, p, 124.
(15) Boris Cyrulnik, Parler d’anour au bord du gouffre, Odile Jacob, 2007, pp. 222-223.
(16) Yukio Mishima, Le pavillon d’Or, Gallimard, 1961, p. 115.
(17) Jean-Jacques Rousseau, OC IV, p. 606.
(18) Yukio Mishima, Le pavillon d’Or, Gallimard, 1961, p. 140.
(19) Yukio Mishima, Ibid, p. 148.
(20) Jean-François Nivet, Le voyage au Mont-d’Or, Séquences, 2006, p. 107.
(21) Muriel Barbery, L’élégance du hérisson, Gallimard, 2006, p. 296.
(22) J.-C. Guillebaud, Comment je suis redevenu chrétien, Albin Michel, p. 112.
(23) Jean-François Nivet, Ibid, p. 130.
(24) Hermann Hesse, L’art de l’oisiveté, Calmann-Lévy, 2002, p. 87.
(25) Hermann Hesse, Ibid, p. 136.
(26) Christian Signol, Les Messieurs de Grandval, Albin Michel, 2005, p. 41.
(27) Jacques Lacarrière, Marie d’Égypte, J.-C. Lattès, 1995, p. 68.